CHAPITRE 9

 

 

Le soir suivant, je remplis tous les documents nécessaires pour le transfert de dix millions de dollars américains et j’adressai les papiers par coursier à la banque de Washington ainsi que la carte d’identité avec photo de Mr. Raglan James, un récapitulatif complet de mes instructions écrit de ma propre main et avec la signature de Lestan Gregor qui, pour diverses raisons, était le meilleur nom à utiliser dans toute cette affaire.

Comme je l’ai mentionné, mon agent de New York me connaissait aussi sous un autre pseudonyme, et nous convînmes que ce nom-là ne figurerait nulle part dans cette transaction et que, si j’éprouvais le besoin de contacter mon agent, cet autre nom et deux nouveaux codes d’accès lui donneraient pouvoir d’effectuer les transferts d’argent sur de seules instructions verbales.

Quant au nom de Lestan Gregor, il ne devrait en rester aucune trace sitôt que Mr. James entrerait en possession de ces dix millions de dollars. Tous les autres avoirs de Mr. Gregor étaient maintenant transférés à mon autre nom – qui, au fait, était Stanford Wilde, encore que cela n’ait guère d’importance aujourd’hui. Tous mes agents sont habitués à ce genre de bizarres instructions – mouvements de fonds, disparition d’identités et autorisation de me câbler des fonds où que je puisse être dans le monde sur un simple coup de téléphone. Mais je perfectionnai le système. Je donnai des codes d’accès bizarres et difficiles à prononcer. En bref, je fis tout ce que je pouvais pour améliorer la sécurité protégeant mes diverses identités et pour fixer aussi fermement que possible les termes du transfert des dix millions.

À dater de mercredi midi, l’argent serait sur un compte spécial à la banque de Washington d’où il ne pourrait être retiré que par Mr. Raglan James, et seulement entre dix heures et midi le vendredi suivant. Mr. James fournirait la preuve de son identité en ayant un physique conforme à sa photo, en donnant l’empreinte de son doigt et en fournissant sa signature avant que l’argent fût versé sur son compte. À douze heures une, toute la transaction serait nulle et non avenue et l’argent serait renvoyé à New York. Mr. James devrait s’entendre expliquer toutes ces conditions le mercredi après-midi au plus tard, avec l’assurance que rien ne pourrait empêcher ce transfert si l’on suivait toutes les instructions prévues.

Cela me semblait un arrangement extrêmement strict mais il est vrai que je n’étais pas un voleur, contrairement à ce que croyait Mr. James. Et sachant que lui en était un, j’examinai inlassablement tous les aspects de l’affaire, afin de l’empêcher de prendre l’avantage.

Mais pourquoi, me demandai-je, essayais-je encore de m’imaginer que je n’allais pas poursuivre jusqu’au bout cette expérience ? Car assurément j’avais bien l’intention de le faire.

Cependant, le téléphone dans mon appartement sonnait et sonnait encore, tandis que David essayait désespérément de me joindre, et je restai assis là dans le noir, à réfléchir, refusant de répondre, vaguement agacé par la sonnerie si bien que je finis par débrancher le cordon.

C’était méprisable, ce que j’avais l’intention de faire. Mais cette vermine à n’en pas douter allait utiliser mon corps pour les crimes les plus sinistres et les plus cruels. Et j’allais laisser cela arriver, simplement afin de pouvoir être humain ? C’était tout à fait impossible à justifier.

Je frissonnais à chaque fois que j’imaginais les autres découvrant la vérité – peu importe lequel d’entre eux – et je chassais totalement cette pensée de mon esprit. Fasse le ciel qu’ils fussent trop occupés dans ce vaste monde hostile par leurs propres et inévitables activités.

Mieux valait penser avec une frénétique excitation à tout ce projet. Mr. James avait raison bien sûr à propos de l’argent. Dix millions de dollars ne représentaient absolument rien pour moi. J’avais amassé au long des siècles une grande fortune, l’augmentant par divers moyens, jusqu’au point de ne plus moi-même en connaître la véritable étendue.

Et j’avais beau savoir combien le monde était différent pour une créature mortelle, je n’arrivais toujours pas à comprendre tout à fait pourquoi l’argent était si important pour James. Après tout, nous avions affaire à des problèmes de puissante magie, d’immense pouvoir surnaturel, d’aperçus spirituels aux possibilités dévastatrices et à des actes démoniaques sinon héroïques. Mais ce que ce petit misérable voulait, c’était clairement l’argent. Malgré toutes ses insultes, le petit misérable ne voyait pas plus loin que l’argent. Et c’était peut-être aussi bien.

Qu’on songe combien il pourrait être dangereux s’il avait vraiment des ambitions grandioses. Mais ce n’était pas le cas. Et moi, je voulais ce corps humain. Et c’était le fond du problème.

Le reste, au mieux, était rationalisation. Et, à mesure que les heures passaient, je m’y adonnai fébrilement.

Par exemple, l’abandon de mon corps puissant était-il vraiment si méprisable ? Cette petite crapule ne pouvait même pas utiliser le corps humain qu’il avait. Il avait joué le parfait gentleman pendant une demi-heure à la table de café, puis il avait tout gâché avec ses gestes maladroits et sans grâce sitôt qu’il s’était levé. Il ne serait jamais capable d’utiliser ma force physique. Il ne parviendrait jamais non plus à contrôler mes pouvoirs télékinésiques, malgré tous les dons psychiques qu’il prétendait avoir. Peut-être se débrouillait-il bien en télépathie, mais quand il s’agissait de mettre en transe ou d’envoûter, je le soupçonnais de ne même pas commencer à utiliser ces dons-là. Je doutais qu’il fût capable d’avancer très vite. En fait, il serait maladroit, lent et inefficace. Sans doute ne serait-il même pas en mesure de voler. Peut-être même se mettrait-il dans un bien mauvais cas.

Oui, c’était une chance qu’il fût un si misérable et mesquin petit intrigant. Cela valait mieux assurément qu’un dieu déchaîné. Quant à moi, que comptais-je faire ?

La maison de Georgetown, la voiture, tout cela ne représentait rien ! Je lui avais dit la vérité. J’avais envie d’être vivant ! Bien sûr, il me faudrait un peu d’argent pour ma pitance. Mais voir la lumière du jour ne coûtait rien. L’expérience d’ailleurs ne nécessitait pas un grand confort matériel ni beaucoup de luxe. J’avais envie de l’expérience spirituelle et physique de me retrouver avec une chair mortelle. Je me considérais comme tout à fait différent de ce misérable Voleur de Corps !

Il subsistait cependant pour moi un doute. Et si dix millions de dollars ne suffisaient pas à faire revenir cet homme avec mon corps ? Peut-être devrais-je doubler la somme. Pour un individu à l’esprit aussi étroit, une fortune de vingt millions de dollars serait vraiment un appât. Dans le passé, j’avais toujours trouvé efficace de doubler les sommes que les gens demandaient en échange de leurs services, m’assurant ainsi de leur part une loyauté comme eux-mêmes n’en avaient jamais imaginé.

Je rappelai New York. Doublez la somme. Mon agent, c’est bien naturel, crut que je perdais l’esprit. Nous utilisâmes nos nouveaux mots de code pour confirmer que je l’autorisais à effectuer cette transaction. Puis je raccrochai. Il était temps maintenant de parler à David ou d’aller à Georgetown. J’avais fait une promesse à David. Je restai parfaitement immobile, attendant la sonnerie du téléphone et quand elle retentit je décrochai.

« Dieu merci, vous êtes là.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je.

— J’ai tout de suite reconnu le nom de Raglan James, et vous avez parfaitement raison. L’homme n’est pas dans son propre corps ! L’individu à qui vous avez affaire a soixante-sept ans. Né en Inde, il a grandi à Londres et a été à cinq reprises en prison. C’est un voleur connu de toutes les polices d’Europe et un spécialiste de ce qu’on appelle le vol à l’américaine, un escroc. Il a aussi de puissants dons psychiques et pratique la magie noire : c’est une des canailles les plus astucieuses que nous ayons jamais connues.

— C’est ce qu’il m’a dit. Il a réussi à s’introduire dans l’ordre.

— Oui, en effet. Et ça a été une des pires erreurs que nous ayons jamais commises. Mais, Lestat, cet homme pourrait séduire la Vierge Marie et voler une montre de gousset au Seigneur. Pourtant en quelques mois, il a été l’artisan de sa propre perte. C’est l’essentiel de ce que j’essaie de vous dire maintenant. Alors, je vous en prie, écoutez bien. Ce type de sorcier ou d’adepte de la magie noire attire toujours le mal sur lui ! Avec les dons qu’il a, il aurait dû pouvoir nous duper à jamais ; au lieu de cela, il a utilisé son habileté pour tondre les autres membres et pour voler dans les coffres !

— Il m’a raconté cela. Et toute cette histoire d’échange de corps ? Peut-il y avoir le moindre doute ?

— Décrivez l’homme comme vous l’avez vu. »

Je m’exécutai. J’insistai sur la haute taille et la robuste nature de son enveloppe physique. Sur les cheveux drus et brillants, sur la peau d’une douceur et d’un satiné exceptionnels. Sur sa beauté sans pareille.

« Ah ! je suis en train en ce moment même de regarder une photo de cet homme.

— Expliquez-vous.

— Il a été brièvement enfermé dans un asile de Londres pour les fous dangereux. Une mère anglo-indienne, ce qui explique peut-être la remarquable beauté du teint que vous décrivez et que je distingue ici fort bien. Père chauffeur de taxi londonien mort en prison. Notre homme a été employé par un garage de Londres spécialisé dans les automobiles extrêmement chères. Il faisait du trafic de drogue comme à-côté afin de pouvoir s’offrir lui-même ces voitures. Un soir, il a massacré toute sa famille – femme, deux enfants, mère et beau-frère – puis il s’est rendu à la police. On a trouvé dans son sang un terrifiant mélange de drogues hallucinogènes ainsi qu’une grande quantité d’alcool. C’étaient les mêmes drogues qu’il vendait souvent aux jeunes du quartier.

— Un dérangement des sens, mais rien qui cloche avec le cerveau.

— Précisément, toute cette folie meurtrière, à en croire les autorités, a été provoquée par la drogue. L’homme n’a jamais prononcé un mot après son crime. Il est resté obstinément insensible à tout stimulus pendant trois semaines après son admission à l’hôpital, époque à laquelle il s’est mystérieusement évadé, laissant dans sa chambre le corps d’un infirmier assassiné. Pouvez-vous deviner qui s’est révélé être cet infirmier ?

— James.

— Exactement.

— L’identification posthume grâce aux empreintes digitales est confirmée par Interpol et Scotland Yard. James travaillait à l’hôpital sous un faux nom depuis un mois avant cet incident, attendant sans doute qu’un tel corps se présente !

— Là-dessus il a gaiement assassiné son propre corps. Quel sacré petit salaud !

— Oh ! c’était un corps très malade – mourant d’un cancer pour être précis. L’autopsie a révélé qu’il n’aurait pas survécu six mois de plus. Lestat, qui nous dit que James n’a pas contribué à l’accomplissement des crimes qui ont mis à sa disposition le corps du jeune homme. S’il n’avait pas volé ce corps, il en aurait trouvé un autre dans un état similaire. Dès l’instant où il a donné le coup fatal à son ancien corps, celui-ci a disparu dans la tombe, vous comprenez, emportant avec lui tout le dossier criminel de James.

— Pourquoi m’a-t-il donné son vrai nom, David ? Pourquoi m’a-t-il dit qu’il avait appartenu au Talamasca ?

— Pour que je puisse vérifier son récit, Lestat. Tout ce qu’il fait est calculé. Vous ne comprenez pas à quel point cette créature est habile. Il tient à ce que vous sachiez qu’il peut faire ce qu’il dit être capable de faire ! Et que l’ancien propriétaire de ce jeune corps n’est absolument pas en mesure d’intervenir.

— Mais, David, il y a dans cette affaire encore bien des aspects déconcertants. L’âme de l’autre homme. Est-elle morte dans ce vieux corps ? Pourquoi n’est-elle pas… sortie !

— Lestat, la pauvre créature n’a sans doute jamais su qu’une telle chose était possible. À n’en pas douter, James a manipulé l’échange. Écoutez, j’ai ici un dossier de témoignages d’autres membres de l’ordre expliquant comment ce personnage les a expulsés de leur enveloppe physique et a pris possession de leurs corps pour de brèves périodes de temps.

« Toutes les sensations que vous avez éprouvées – les vibrations, l’impression de resserrement – ont été signalées aussi par ces gens. Mais nous parlons ici de membres de l’ordre du Talamasca, de gens instruits. Ce mécanicien de garage n’avait aucun entraînement dans ce domaine.

« Toute son expérience du surnaturel avait un rapport avec la drogue. Et Dieu sait quelles idées se mélangeaient à tout cela. Et d’un bout à l’autre, James a eu affaire à un homme dans un grave état de choc.

— Et si tout cela n’était qu’une sorte de ruse habile, dis-je. Décrivez-moi James, l’homme que vous avez connu.

— Mince, presque émacié, les yeux au regard vibrant et des cheveux blancs très drus. Pas mal, une belle voix, me souvient-il.

— C’est notre homme.

— Lestat, la note que vous m’avez faxée de Paris… elle ne laisse aucun doute. C’est l’écriture de James. C’est sa signature. Vous ne comprenez donc pas qu’il a découvert la vérité sur vous à travers l’ordre, Lestat ! C’est ce qui me dérange le plus dans tout cela, qu’il ait localisé nos archives.

— C’est ce qu’il a dit.

— Il est entré dans l’ordre pour avoir accès à ce genre de secret. Il a pénétré le système informatique. Impossible de dire ce qu’il a pu découvrir. Mais il n’a pu résister à l’idée de voler une montre en argent à un des membres et un collier de diamants dans les coffres. Il a joué des tours pendables aux autres. Il a cambriolé leurs chambres. Vous ne pouvez plus avoir le moindre rapport avec cet individu ! C’est hors de question.

— David, on croirait maintenant entendre le Supérieur Général.

— Lestat, c’est d’échange que nous parlons en ce moment ! Cela signifie mettre votre corps, avec tous ses dons, à la disposition de cet homme.

— Je sais.

— Vous ne pouvez pas faire cela. Et permettez-moi une proposition choquante. Si vous aimez vraiment prendre la vie, Lestat, comme vous me l’avez dit, pourquoi ne pas tuer ce répugnant individu dès que vous pourrez ?

— David, c’est l’orgueil blessé qui parle. Et moi, je suis choqué.

— Ne vous moquez pas. Nous n’en avons pas le temps. Vous vous rendez compte que ce personnage est bien assez malin pour compter dans ce petit jeu sur votre caractère inconstant ? Il vous a choisi pour cet échange tout comme il avait porté son choix sur le pauvre mécanicien de Londres. Il a étudié les preuves de votre caractère impulsif, de votre curiosité, de votre témérité habituelle. Et il peut fort bien supposer que vous n’écouterez pas un mot de mise en garde de ma part.

— Intéressant.

— Parlez plus fort ; je ne vous entends pas.

— Que pouvez-vous me dire d’autre ?

— Que vous faut-il de plus !

— Je veux comprendre cette affaire.

— Pourquoi ?

— David, je suis sensible à votre argument à propos de ce malheureux mécanicien éméché ; néanmoins, pourquoi son âme ne s’est-elle pas libérée de ce corps rongé par le cancer quand James lui a assené un bon coup sur la tête ?

— Lestat, vous l’avez dit vous-même. C’était un coup sur la tête. L’âme était déjà prise au piège dans le nouveau cerveau. Il n’y a pas eu un moment de lucidité ni de volonté à la faveur duquel elle aurait pu se libérer. Même avec un habile sorcier comme James, si vous causez de graves lésions aux tissus du cerveau avant que l’âme ait l’occasion de se dégager, elle n’y parvient pas et la mort subite s’ensuivra, emportant avec elle l’âme tout entière hors de ce monde. Si vous décidez vraiment de supprimer cet abominable monstre, surtout prenez-le par surprise et veillez bien à lui écraser le crâne comme un œuf cru. »

J’éclatai de rire. « David, je ne vous ai jamais entendu tenir des propos aussi enflammés.

— C’est parce que je vous connais et que je crois que vous avez l’intention de procéder à cet échange et qu’il ne le faut pas !

— Répondez à quelques-unes encore de mes questions. Je veux bien réfléchir à tout cela.

— Non.

— Les expériences de vie après la vie, David. Vous savez, ces pauvres âmes qui ont une crise cardiaque, traversent un tunnel, aperçoivent une lumière, et puis reviennent à la vie. Qu’est-ce qui leur arrive ?

— J’en sais autant que vous.

— Je ne vous crois pas. » Je lui rapportai du mieux que je pus les propos de James à propos du tronc cérébral et de l’âme résiduelle. « Dans ces expériences précédant la mort, est-ce qu’un petit peu de l’âme n’est pas restée en arrière ?

— C’est possible, ou peut-être que ces individus se trouvent bel et bien confrontés à la mort – ils franchissent le pas – et pourtant l’âme, pleine et entière, s’en retourne. Je ne sais pas.

— Mais dans tous les cas, on ne peut pas tout simplement mourir en sortant de son corps, n’est-ce pas ? Si dans le désert de Gobi j’étais sorti de mon corps, je n’aurais pas su trouver le passage, n’est-ce pas ? Il n’aurait pas été là. Il ne s’ouvre que pour l’âme entière.

— Oui. Pour autant que je le sache, oui. » Il marqua un temps. Puis : « Pourquoi me demandez-vous cela ? Rêvez-vous encore de mourir ? Je ne le crois pas. Vous êtes trop désespérément attaché à l’idée d’être en vie.

— David, je suis mort depuis deux siècles. Et les fantômes ? Et les esprits qui n’arrivent pas à quitter le monde des vivants ?

— Ils n’ont pas réussi à trouver cette entrée, bien qu’elle se soit ouverte. Ou alors ils ont refusé de la franchir. Écoutez, nous pourrons discuter de tout cela un soir dans l’avenir, en nous promenant dans les ruelles de Rio ou en quelque endroit qu’il vous plaira. L’important est que vous devez me jurer de ne plus avoir de rapports avec ce sorcier si vous ne voulez pas aller jusqu’à suivre mon conseil de vous débarrasser de lui dès que vous le pourrez.

— Pourquoi avez-vous si peur de lui ?

— Lestat, il faut que vous compreniez à quel point cet individu peut être destructeur et malfaisant. Vous ne pouvez pas lui remettre votre corps ! Et c’est précisément ce que vous avez l’intention de faire. Écoutez, si vous vouliez posséder un moment un corps mortel, j’y serais violemment opposé, car c’est déjà un acte diabolique et contre nature ! Mais donner votre corps à ce dément ! Grand Dieu, voulez-vous, je vous prie, venir ici, à Londres ? Laissez-moi vous persuader de ne pas faire cela. Est-ce que vous ne me devez pas cette faveur !

— David, vous avez fait une enquête sur lui avant qu’il devienne membre de l’ordre, n’est-ce pas ? Quel genre d’homme est-il ? Je veux dire comment est-il devenu cette sorte de génie ?

— Il nous a dupés avec des documents falsifiés et de faux dossiers à une échelle que vous n’imagineriez pas. Il adore ce genre de choses. Et il est un peu un génie de l’informatique. Notre véritable enquête a eu lieu après son départ.

— Alors ? Où tout cela a-t-il commencé ?

— La famille était riche, des négociants. Ils ont perdu leur argent avant la guerre. La mère était un médium célèbre, apparemment tout à fait légitime et convaincue et elle faisait payer ses services une misère. Tout le monde à Londres la connaissait. Je me souviens d’avoir entendu parler d’elle bien avant de m’être jamais intéressé à ce genre de choses. Le Talamasca a reconnu plus d’une fois qu’elle était un authentique médium, mais elle a refusé de se laisser examiner. C’était une créature fragile et que son fils unique aimait beaucoup.

— Raglan, dis-je.

— Oui. Elle est morte d’un cancer. Dans d’horribles souffrances. Sa seule fille est devenue couturière, elle travaille encore pour une boutique de Londres. Elle fait un travail tout simplement exquis. Elle a été profondément affligée par la mort de son encombrant frère, mais soulagée de sa disparition. Je lui ai parlé ce matin. Elle m’a dit que son frère avait été anéanti quand il était tout jeune par le décès de leur mère.

— C’est compréhensible, fis-je.

— Le père a travaillé presque toute sa vie pour la Cunard, passant ses dernières années comme steward de cabine de première classe sur le Queen Elizabeth II. Très fier de ses états de service. Grand scandale et déshonneur il n’y a pas si longtemps quand James qui avait lui aussi été engagé grâce à l’influence de son père s’est empressé de soulager un des passagers de quatre cents livres en espèces. Le père l’a désavoué et a été réintégré par la Cunard avant sa mort. Il n’a plus jamais parlé à son fils.

— Ah, c’est la photo à bord du navire, dis-je.

— Quoi ?

— Et, quand vous l’avez chassé de l’ordre, il avait voulu rendre en Amérique précisément sur ce bateau… en première classe, évidemment.

Il vous a dit cela ? C’est possible. Je ne me suis pas moi-même vraiment occupé des détails.

Continuez, c’est sans importance. Comment s’est-il intéressé à l’occultisme ?

— Il avait une excellente éducation, il avait passé des années à Oxford, même si parfois il devait vivre comme un indigent. Il a commencé à se mêler d’histoires de médium avant même la mort de sa mère. Il ne s’est installé à son compte que dans les années cinquante, à Paris, où il n’a pas tardé à s’acquérir une grande notoriété, sur quoi il a commencé à filouter ses clients de la façon la plus grossière et la plus évidente qu’on puisse imaginer et il est allé en prison.

« La même chose s’est ensuite plus ou moins passée à Oslo. Après avoir exercé toute sorte de métiers, y compris des besognes très serviles, il a fondé une sorte d’église spiritualiste, escroqué à une veuve les économies de toute une vie et a été expulsé. Ensuite, ça a été Vienne, où il a travaillé comme serveur dans un grand hôtel, jusqu’au moment où, en quelques semaines, il est devenu conseiller psychique des riches. Et bientôt un départ précipité. Il a échappé de justesse à l’arrestation. À Milan, il a soulagé de quelques centaines de milliers de livres un membre de la vieille aristocratie avant d’être démasqué et il a dû quitter la ville en pleine nuit. Son étape suivante a été Berlin, où il a été arrêté mais a réussi à se faire libérer, puis il est rentré à Londres où il s’est retourné en prison.

— Des hauts et des bas, dis-je me rappelant ses paroles.

— C’est toujours la même chose. Il part des emplois les plus modestes pour vivre dans un luxe extravagant, dépensant des sommes invraisemblables en somptueux vêtements, en automobiles, en excursions en jet ici et là, et puis tout s’effondre devant de menus larcins, des perfidies et des trahisons. Il est incapable de briser le cercle.

— On dirait.

— Lestat, il y a quelque chose de résolument stupide chez cette créature. Il parle huit langues, peut pénétrer n’importe quel réseau informatique et posséder le corps d’autres gens assez longtemps pour piller leurs coffres-forts – au fait, il est obsédé par les coffres-forts, de façon presque érotique ! – et pourtant il joue des tours idiots et se retrouve les menottes aux mains ! Les objets qu’il a pris dans nos caves étaient pratiquement impossibles à vendre. Il a fini par s’en débarrasser au marché noir pour une bouchée de pain. Il a vraiment tout d’un fieffé imbécile. »

Je ris sous cape. « Les vols sont symboliques, David. C’est une créature de contraintes et d’obsessions. C’est un jeu. C’est pourquoi il ne peut pas se cramponner à ce qu’il vole. Avec lui, c’est l’acte qui compte plus que tout autre chose.

— Mais, Lestat, c’est un jeu qui n’arrête pas de le détruire.

— Je comprends, David. Merci de ce renseignement. Je vous rappellerai bientôt.

— Attendez un instant, vous ne pouvez pas raccrocher. Je ne le permettrais pas, vous ne comprenez donc pas…

— Bien sûr que si, David.

— Lestat, dans le monde de l’occulte, il y a un dicton : qui se ressemble s’assemble. Savez-vous ce que ça signifie ?

— Qu’est-ce que je saurais de l’occulte, David ? C’est votre domaine, pas le mien.

— L’heure n’est pas aux sarcasmes.

— Pardonnez-moi. Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Quand un sorcier utilise ses pouvoirs de façon mesquine et égoïste, la magie retombe toujours sur lui.

— C’est de superstition que vous parlez maintenant.

— Je parle d’un principe qui est aussi vieux que la magie elle-même.

— Ce n’est pas un magicien, David, c’est simplement une créature douée de certains pouvoirs psychiques mesurables et définissables. Il peut posséder d’autres gens. Dans un cas que nous connaissons, il a bel et bien effectué un échange.

— C’est la même chose ! Utilisez ces pouvoirs pour essayer de nuire à autrui et le mal retombe sur vous.

— David, je suis la preuve même qu’un tel concept est faux. Si nous continuons, vous allez m’expliquer le principe du karma et je vais lentement m’endormir.

— James est la quintessence du sorcier maléfique ! Il a déjà vaincu la mort une fois aux dépens d’un autre être humain ; il faut l’arrêter.

— Pourquoi n’avez-vous pas essayé de m’arrêter moi, David, quand vous en aviez l’occasion ? Au Manoir Talbot, j’étais à votre merci. Vous auriez pu trouver un moyen.

— N’essayez pas de me détourner avec vos accusations !

— Je vous aime, David. Je vous contacterai bientôt. » j’allais raccrocher quand une idée me vint. « David, repris-je, il y a autre chose que j’aimerais savoir.

— Oui, quoi donc ? » Il était tellement soulagé de m’avoir toujours en ligne.

« Vous avez dans vos coffres ces reliques… de vieilles affaires à nous.

— Oui. » Je sentais un malaise. C’était, me semblait-il, embarrassant pour lui.

« Un médaillon, dis-je, un médaillon avec un portrait de Claudia. Vous avez vu cet objet ?

— Je crois que oui, dit-il. J’ai vérifié l’inventaire de tous ces articles la première fois que vous êtes venu me trouver. Je crois bien qu’il y avait un médaillon. En fait, j’en suis presque sûr. J’aurais dû vous parler de cela, n’est-ce pas, avant aujourd’hui ?

— Non. Ça n’a pas d’importance. Était-ce un médaillon au bout d’une chaîne comme en portent les femmes ?

— Oui. Voulez-vous que je cherche ce médaillon ? Si je le trouve, je vous le donnerai, bien sûr.

— Non, ne le cherchez pas maintenant. Peut-être plus tard. Adieu, David. Je vous rappellerai bientôt. »

Je raccrochai et débranchai le téléphone. Ainsi, il y avait eu un médaillon, un médaillon de femme. Mais pour qui cet objet avait-il été fait ? Et pourquoi le voyais-je dans mes rêves ? Claudia n’aurait pas porté son propre portrait dans un médaillon. Assurément je m’en souviendrais si elle l’avait fait. Comme j’essayais de me le représenter ou de m’en souvenir, je fus envahi d’un étrange mélange de tristesse et d’appréhension. Il me semblait être tout proche d’un endroit sombre, d’un lieu de mort. Et, comme c’est si souvent le cas dans mes souvenirs, j’entendis un rire. Seulement, cette fois, ce n’était pas le rire de Claudia. C’était le mien. J’avais un sentiment de jeunesse surnaturelle et de possibilités sans fin. Autrement dit, je me souvenais du jeune vampire que j’avais été en ces jours anciens du dix-huitième siècle, avant que le temps n’eût assené ses coups.

Allons, que m’importait ce fichu médaillon ? Peut-être ai-je pris cette image dans le cerveau de James quand il me poursuivait. Ce n’avait été pour lui qu’un instrument pour me prendre au piège. Et le fait est que je n’avais même jamais vu pareil médaillon. Il aurait mieux fait de choisir quelque autre babiole qui m’avait autrefois appartenu.

Non, cette dernière explication paraissait trop simple. L’image était trop vivace. Je l’avais vue dans mes rêves avant que James se fût introduit dans mes aventures. Tout d’un coup, j’étais furieux. J’avais d’autres choses à penser pour le moment, n’est-ce pas ? Laisse-moi, Claudia. Je t’en prie, ma chérie, prends ton médaillon et va-t’en.

 

Un très long moment, je restai immobile dans l’ombre, conscient du tic-tac de la pendule sur la tablette de la cheminée et percevant par moment la rumeur de la circulation montant de la rue.

Je tentai de considérer les arguments que m’avait avancés David. J’essayai. Mais la chose à quoi je pensais c’était… James peut donc le faire, il peut vraiment le faire. Il est l’homme aux cheveux blancs de la photographie et il a bel et bien changé de corps avec le mécanicien à l’hôpital de Londres. C’est faisable !

De temps en temps je croyais revoir le médaillon – je voyais la miniature de Claudia peinte à l’huile avec tant de finesse. Mais je n’en éprouvais aucune émotion, ni tristesse, ni colère, ni chagrin.

C’était à James que mon cœur tout entier s’attachait. James peut le faire ! James ne ment pas. Je peux vivre et respirer dans ce corps-là ! Et, ce matin-là, quand le soleil se lèvera sur Georgetown, c’est avec ces yeux-là que je le verrai.

Il était une heure après minuit quand j’arrivai à Georgetown. La neige était tombée toute la soirée et les rues étaient couvertes d’un épais tapis blanc immaculé et magnifique ; la neige s’amassait contre les portes des maisons et gravait de blanc ici et là les balustrades en fer forgé et les appuis de fenêtres.

La ville elle-même était toute blanche et très charmante – avec ses élégants immeubles de style fédéral, pour la plupart en bois, qui avaient les lignes pures du dix-huitième siècle, marquées par son penchant pour l’ordre et l’équilibre, même si beaucoup avaient été bâtis dans les premières décennies du dix-neuvième siècle. Je me promenai un long moment sur M Street déserte, avec ses nombreux commerces, puis dans le campus silencieux de l’université voisine, puis je déambulai par les rues joyeusement éclairées au flanc de la colline.

L’hôtel particulier de Raglan James était un édifice particulièrement beau, en briques rouges et bâti juste sur la rue. Il avait un joli portail central avec un robuste heurtoir de cuivre et deux lampes à gaz à la flamme dansante l’encadraient. De solides volets à l’ancienne ornaient les fenêtres et la porte était surmontée d’une ravissante imposte.

Malgré la neige qui envahissait les tablettes, les fenêtres étaient propres et j’apercevais les pièces éclairées et bien rangées. L’intérieur ne manquait pas d’élégance : du mobilier en cuir blanc d’une sévérité extrêmement moderne et qui avait dû coûter fort cher. De nombreuses toiles au mur – Picasso, de Kooning, Jasper Johns, Andy Warhol – et au milieu de ces toiles qui valaient des millions de dollars, plusieurs grandes photographies de navires modernes montées dans de très beaux cadres. Il y avait d’ailleurs plusieurs maquettes de grands paquebots dans les vitrines du vestibule. Les planchers vitrifiés brillaient de tout leur éclat. Partout il y avait de petits tapis d’Orient sombres aux motifs géométriques et les nombreux bibelots disposés sur des tables en verre et des petits meubles en teck incrusté étaient presque exclusivement de l’art chinois.

Soignée, élégante, luxueuse et très personnelle, voilà quelle était l’ambiance de l’endroit. La maison ressemblait à toutes les habitations des mortels : une succession d’impeccables décors. Impossible de croire que je pourrais être mortel et me trouver chez moi dans une maison pareille, ne fût-ce que pour une heure ou un peu plus.

Les petites pièces en fait étaient si astiquées qu’il semblait impossible qu’elles fussent le moins du monde habitées. La cuisine était pleine de casseroles en cuivre étincelantes, d’appareils ménagers noirs à parois vitrées, de meubles à tiroirs sans poignées visibles et d’assiettes en céramique rouge vif.

En dépit de l’heure, nulle trace de James.

J’entrai dans la maison.

Le second étage abritait une chambre à coucher, avec un lit moderne bas, un simple cadre en bois entourant un matelas et couvert d’un édredon aux dessins géométriques très vifs avec une foule d’oreillers blancs – tout cela aussi austère et élégant que le reste. La penderie était bourrée de somptueux vêtements, tout comme les tiroirs de la commode chinoise et d’une autre plus petite et sculptée à la main auprès du lit.

D’autres pièces étaient vides mais on ne voyait nulle part la moindre trace d’abandon. Je ne vis pas ici non plus d’ordinateurs. Sans doute les avait-il installés ailleurs. Dans une de ces pièces, je dissimulai pas mal d’argent pour l’utiliser plus tard, en le cachant dans la cheminée inutilisée.

J’en cachai aussi dans une salle de bains vide, derrière un miroir fixé au mur.

C’étaient de simples précautions. Je n’arrivais pas vraiment à concevoir ce que ce serait que d’être humain. Peut-être me sentirais-je tout à fait désemparé. Je ne savais pas.

Après avoir pris ces dispositions, je montai sur le toit. J’aperçus James au pied de la colline, qui tournait le coin de M Street, les bras chargés de paquets. Sans doute était-il allé les voler, car il n’y avait aucun endroit où faire ses courses en ces heures alanguies d’avant l’aube. Je le perdis de vue au moment où il attaquait la montée.

Mais un autre étrange visiteur apparut, sans faire le moindre bruit perceptible à l’oreille d’un mortel. C’était un grand chien, s’étant apparemment matérialisé de nulle part, qui s’engagea dans la ruelle pour gagner l’arrière-cour.

J’avais perçu son odeur sitôt qu’il allait approcher, mais je ne vis l’animal que quand je m’avançai par le toit jusqu’à l’arrière de la maison. Je m’attendais à l’entendre plus tôt, car il ne manquerait certainement pas de flairer ma présence, de deviner instinctivement que je n’étais pas un être humain et il commencerait alors à émettre grognements et aboiements d’alarme.

Cela faisait des siècles que les chiens me faisaient cela, mais pas toujours. Parfois, je parviens à les mettre en transe et à leur donner des ordres. Mais je redoutais leur rejet instinctif et cela me faisait toujours un pincement au cœur.

Or, ce chien n’avait pas aboyé ni donné le moindre signe d’avoir conscience de ma présence. Il fixait la porte arrière de la maison et les carrés de lumière, jaunes comme du beurre, projetés sur l’épais tapis de neige.

J’eus tout le loisir de l’examiner dans un silence que rien ne venait troubler et c’était tout simplement un des plus beaux chiens que j’eusse jamais vus.

Il avait un pelage épais et doux, gris et doré par endroits et recouvert d’une légère toison de poils noirs plus longs. Il avait un peu la forme d’un loup, mais il était bien trop gros pour en être un, et il n’y avait chez lui rien de furtif ni de sournois. Bien au contraire, je remarquai une certaine majesté dans la façon dont il s’assit pour fixer la porte sans bouger.

En y regardant de plus près, je constatai qu’il ressemblait surtout à un berger allemand géant, avec le museau noir caractéristique et le visage en éveil.

À vrai dire, quand je m’approchai du bord du toit et qu’enfin il leva les yeux vers moi, je me trouvai vaguement excité par la furieuse intelligence qui brillait dans ses sombres yeux en amande.

Il continuait à ne pas aboyer ni grogner. On aurait dit qu’il y avait chez lui une compréhension quasi humaine. Mais comment cela pourrait-il expliquer son silence ? Je n’avais rien fait pour l’apprivoiser, pour séduire ni confondre son esprit de chien. Non, on ne percevait pas chez lui la moindre aversion instinctive.

Je sautai dans la neige devant lui et il se contenta de continuer à me regarder, avec ces yeux extraordinairement expressifs. À vrai dire, il était si énorme, si calme et si sûr de lui que je ris tout seul de ravissement en le regardant. Je ne pus résister à l’envie de tendre la main pour toucher le doux pelage entre ses oreilles.

Il pencha la tête de côté sans cesser de me regarder et je trouvai cela tout à fait charmant, puis, pour accroître mon étonnement, il souleva son énorme patte et vint caresser mon manteau. Il avait des os si gros et si lourds qu’il me rappela mes mâtins d’autrefois. Il avait dans ses mouvements leur grâce lente et pesante. Je m’approchai pour le serrer contre moi, car j’aimais sa force et sa lourdeur, et il se dressa sur son arrière-train en posant ses énormes pattes sur mes épaules, tandis qu’il passait sur mon visage sa grande langue couleur rose jambon.

Cette réaction m’emplit d’un merveilleux bonheur, j’étais vraiment au bord des larmes, puis je fus pris d’un rire à me donner le vertige. Je me blottis contre lui en le serrant et je le caressai, charmé de l’odeur propre de sa fourrure, l’embrassant sur son museau noir puis le regardant dans les yeux.

Ah ! pensai-je, voici ce qu’a vu le Petit Chaperon rouge quand il a contemplé le loup avec la chemise et le bonnet de nuit de sa grand-mère. C’était trop drôle, vraiment, l’expression extraordinairement vive de ce visage sombre.

« Pourquoi ne me reconnais-tu pas pour ce que je suis ? » demandai-je. Il reprit alors sa majestueuse position assise en me regardant d’un air presque docile et il me parut soudain que ce chien était un présage.

Non, « présage » n’est pas le mot qui convient. Il ne venait de personne, ce cadeau. C’était simplement quelque chose qui me rendait plus conscient de ce que je me proposais de faire, des raisons pour lesquelles je le voulais et combien je me souciais peu des risques encourus.

Je restai planté auprès du chien à le câliner et à le caresser, et de longs moments passèrent. C’était un petit jardin, la neige s’était remise à tomber, s’épaississant autour de nous et la morsure du froid sur ma peau s’accentuait aussi. Les arbres étaient nus et noirs dans cette tempête silencieuse. Ce qu’il avait pu y avoir de fleurs ou de gazon n’était naturellement plus visible ; mais quelques statues de jardin en béton noirci et des arbustes – qui n’étaient plus maintenant que branchages nus et neige – délimitaient un espace rectangulaire bien net.

Je devais être là avec le chien depuis peut-être trois minutes quand ma main découvrit la médaille d’argent ronde qui pendait à la chaîne de son collier, et je finis par la prendre entre mes doigts pour l’approcher de la lumière.

Mojo. Ah ! je connaissais ce mot. Mojo. Il avait un rapport avec le vaudou, les gris-gris, les charmes. Mojo était un bon charme, un charme protecteur. Cela me semblait un bon nom pour un chien ; c’était magnifique, en fait, et, quand je l’appelai Mojo, cela l’excita un peu et une fois de plus il me caressa lentement de sa grande et puissante patte.

« Mojo, c’est ça ? répétai-je. C’est très beau. » Je l’embrassai et je sentis la truffe noire de son nez. Il y avait autre chose d’écrit sur la médaille : c’était l’adresse de cette maison.

Très brusquement, le chien se crispa ; avec des gestes lents et gracieux, il abandonna sa position assise pour se mettre en alerte. James arrivait. J’entendis ses pas crisser sur la neige. J’entendis le bruit de sa clé dans la serrure de la porte de devant. Je le sentis s’apercevoir soudain que j’étais tout près.

Le chien poussa un grognement profond et rauque puis, lentement, s’approcha de la porte de derrière. On entendait le parquet craquer sous le pas lourd de James.

Le chien eut un aboiement furieux. James ouvrit la porte, fixa sur moi ses yeux fous, sourit, et lança à l’animal quelque chose de lourd que le chien esquiva sans mal.

« Content de vous voir ! Mais vous êtes en avance », dit-il.

Je ne lui répondis pas. Le chien continuait à grogner devant lui du même air menaçant et James tourna de nouveau son attention sur l’animal, avec un vif agacement.

« Débarrassez-vous de cette bête ! dit-il, absolument furieux. Tuez-la !

— C’est à moi que vous parlez ? » demandai-je froidement. Je posai de nouveau une main sur la tête de l’animal pour le caresser en lui murmurant de rester tranquille. Il s’approcha, frottant son flanc lourd contre moi puis vint s’asseoir à mes pieds.

James observa toute cette scène tendu et frissonnant. Soudain, il releva son col pour se protéger du vent et croisa les bras. La neige tourbillonnait autour de lui comme une poudre blanche, s’accrochant à ses sourcils bruns et à ses cheveux.

« Ce chien appartient à cette maison, n’est-ce pas ? dis-je froidement. Cette maison que vous avez volée. »

Il me considéra avec une haine évidente, puis arbora un de ces sourires maléfiques. J’aurais vraiment voulu qu’il reprenne son rôle de gentleman anglais. C’était tellement plus facile pour moi. L’idée me traversa que c’était absolument ignoble d’avoir affaire avec lui. Je me demandai si Saul avait trouvé aussi répugnante la sorcière d’Endor. Mais le corps, ah ! le corps, comme il était splendide.

Même dans sa colère, avec les yeux fixés sur le chien, il n’arrivait pas à gâter complètement la beauté de ce corps.

« Eh bien, on dirait que vous avez volé le chien aussi, dis-je.

— Je vais m’en débarrasser, murmura-t-il, en le regardant de nouveau avec mépris. Et vous, où en êtes-vous ? Je ne vais pas vous laisser une éternité pour vous décider. Vous ne m’avez donné aucune réponse ferme. J’en veux une maintenant.

— Allez à votre banque demain matin, dis-je. Je vous verrai après la tombée de la nuit. Ah ! mais il y a une condition de plus.

— Quoi donc ? demanda-t-il, entre ses dents serrées.

— Nourrissez cet animal. Donnez-lui de la viande. »

Là-dessus, j’effectuai ma sortie si prestement qu’il ne s’en aperçut pas et, quand je jetai un coup d’œil derrière moi, j’aperçus Mojo qui me regardait, dans la nuit enneigée, et je souris en pensant que le chien avait suivi mon mouvement, si rapide qu’il eût été. Le dernier son que j’entendis, ce fut James qui jurait grossièrement en claquant la porte de derrière.

Une heure plus tard, j’étais allongé dans le noir à attendre le soleil et à repenser à ma jeunesse en France, aux chiens couchés auprès de moi, à ma chevauchée lors de cette dernière chasse avec ces deux énormes mâtins, qui se frayaient lentement un chemin à travers la neige épaisse.

Le visage du vampire me scrutant dans l’obscurité à Paris, m’appelant « tueur de loups » avec tant de respect, tant de respect insensé, avant de planter ses crocs dans mon cou.

Mojo, un présage.

Ainsi nous atteignons le chaos déchaîné, nous cueillons un petit objet brillant et nous nous y cramponnons en nous disant qu’il a une signification, que le monde est bon et que nous ne sommes pas mauvais, que nous finirons tous par arriver chez nous.

Demain soir, me dis-je, si ce misérable a menti, je lui ouvrirai la poitrine, je lui arracherai le cœur et je le donnerai à manger à ce superbe grand chien.

Quoi qu’il arrive, je garderai ce chien.

Et je le fis.

Et avant que cette histoire ne connaisse de nouveaux développements, laissez-moi vous dire une chose à propos de ce chien. Il ne va rien avoir à faire avec ce livre.

Il ne va pas sauver un bébé qui se noie ni se précipiter dans un bâtiment en feu pour tirer ses occupants d’un sommeil qui aurait pu leur coûter la vie. Il n’est pas possédé par un esprit mauvais ; ce n’est pas un chien vampire, il est dans ce récit simplement parce que je l’ai trouvé dans la neige derrière cet hôtel particulier de Georgetown, que je l’ai aimé et que, dès ce premier instant, il a semblé m’aimer aussi. Cela n’était que trop conforme aux lois aveugles et sans merci auxquelles je crois les lois de la nature, comme disent les hommes ; ou les lois du Jardin Sauvage, comme je les appelle moi-même. Mojo aimait ma force ; j’aimais sa beauté. Et rien d’autre n’a jamais vraiment compté.

Le Voleur de Corps
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